L’exploitation souterraine du charbon en région stéphanoise a pris fin il y a aujourd’hui plus de quarante ans. La fermeture du dernier puits du bassin houiller de la Loire, le puits Pigeot situé à La Ricamarie, remonte en effet au mois de décembre 1983. Si elle n’a pas mis définitivement fin à l’exploitation du charbon – prolongée par le biais de « découvertes » à ciel ouvert dans une dizaine de secteurs et pendant dix années supplémentaires –, cette fermeture reste l’évènement qui semble clore une histoire initiée plusieurs siècles auparavant.
Ici comme ailleurs, l’évènement cache des temporalités plus longues : en amont puisque la fermeture des mines de charbon de la Loire est annoncée officiellement depuis la publication du Plan Jeanneney en 1960 et qu’une partie des activités des Houillères dans les dernières décennies consistent précisément au repli de l’exploitation et à la préparation de cette fin programmée, repoussée à de nombreuses reprises ; en aval puisque la territorialité du système productif minier – en tout cas, certains de ses éléments désarticulés – perdure dans de nouveaux agencements sociaux, économiques et politiques.
Pour le dire autrement, l’histoire minière de la région stéphanoise continue… de manière visible, sensible, discrète ou invisible, en surface et en sous-sol. Elle se donne à voir dans des pratiques, des sociologies, des attachements, des objets et des lieux, des paysages, des sols, etc. Il n’y a donc pas seulement des « traces », au sens de « vestiges » ou de « ce qui reste » d’un passé révolu, mais bien des « présences » de cette activité extractive qui a été déployée, ici, depuis longtemps et, à partir du début du 19ème siècle, dans une logique capitaliste initiée par l’Etat français.
Parmi ces « présences » de l’histoire extractive, certaines sont inscrites, parfois non sans difficultés ou conflits, dans ce qui fait patrimoine pour la société locale. Le musée de la mine de Saint-Etienne, installé sur le site du puits Couriot depuis 1991, constitue un élément-clé de ce patrimoine, qui ne doit occulter ni les autres musées du bassin – l’écomusée des Bruneaux à Firminy, le musée de la mine de La Ricamarie et celui de Villars, qui porte le nom de son fondateur, Jean-Marie Somet – ni les interrogations voire les contestations sur les choix muséographiques effectués au cours du temps. D’autres « présences » ont des statuts patrimoniaux moins établis, c’est le cas des terrils qui correspondent à l’accumulation massive de résidus stériles de l’activité extractive. Si, dans le bassin du Nord-Pas-de-Calais, les terrils ont bénéficié d’une forme de revalorisation par le classement des « paysages miniers évolutifs et vivants » au titre du patrimoine mondial par l’Unesco dès 2012, il n’en est pas de même dans d’autres régions où la question des héritages industriels reste délicate voire discrètement conflictuelle.
A Saint-Etienne et dans l’ancien bassin minier, les terrils sont nommés crassiers, terme issu de l’industrie métallurgique, indice parmi d’autres de la complexité de l’industrialisation locale. Ici comme ailleurs, ils sont plus ou moins visibles : certains sont plats, fondus dans le paysage qu’ils ont contribué à faire évoluer ; d’autres forment des collines artificielles, distinguées par leurs formes – coniques lorsque les produits ont été accumulés par déversement au sommet ; arrondies lorsque ce sont des téléphériques qui ont été utilisés –, par leurs couleurs, indices de leur composition variée – les terrils partiellement « rouges » composés entre autres de schistes rouges produits par la combustion du charbon résiduel après lavage ; les terrils noirs, historiquement postérieurs, fruits de techniques de lavage du charbon à eau dense, moins riches en charbon résiduel, qui ne sont donc pas entrés en combustion – et par leur localisation dans la ville. Produits dans une période relativement courte, dans le contexte de la généralisation de la technique du foudroyage, qui évite aux compagnies minières puis aux Houillères nationalisées de faire descendre des matériaux depuis la surface pour remblayer les galeries –, certains de ces crassiers constituent des marqueurs territoriaux importants en région stéphanoise. C’est le cas des deux crassiers qui dominent le site du musée de la mine Couriot et dont les silhouettes, au-delà de leur incorporation dans le logo du musée de la mine, sont familières aux habitant·es de la ville. En 2011, le classement du site Couriot au titre des monuments historiques comprend les deux crassiers, ce qui constitue une forme de reconnaissance inédite en France pour ces espaces-déchets de l’extraction minière. Dans ce registre comme dans celui de quelques opérations spectaculaires comme leur descente à skis en avril 1984, les crassiers sont des objets inertes, témoin d’une phase de l’exploitation révolue, décor urbain singulier et simples supports d’expériences qui peinent à transformer leurs représentations.
Ces formes, déjà diverses, de patrimonialisation ne doivent pas occulter d’autres formes d’appropriation. En effet, malgré l’interdiction d’y accéder, ces crassiers sont régulièrement parcourus : il n’est pas rare d’y voir des silhouettes se dessiner au sommet et une bande dessinée récente lie d’ailleurs explicitement l’ascension d’un des crassiers de Couriot à une forme de rite et de reconnaissance du fait de s’éprouver « de Saint-Etienne ». Dans les parties les plus hautes, les surfaces non gagnées par la végétation qui y a été implantée, sont particulièrement visibles, particulièrement celles du crassier le plus éloigné de la ville. Cette dernière est régulièrement investie d’affichages variés, dont la plupart est liée à des luttes sociales et politiques en cours. De la grève des mineurs de 1948 aux mobilisations contre l’extrême-droite dans le contexte des élections législatives de juin 2024, en passant par la lutte contre la dite réforme des retraites ou le soutien au peuple palestinien, de nombreux messages sont inscrits sur ce crassier. Cette appropriation indissociable d’un engagement corporel – il faut franchir les barrières d’un espace délaissé et interdit, progresser dans des matières meubles… même si les chemins qui conduisent au sommet sont bien lisibles – témoigne d’une forme enrôlement de cet objet anthropocène dans la revendication sociale et politique. En d’autres termes, certains habitant·es et / ou visiteur·ses de la ville associent le crassier à leurs luttes, revendiquent « avec » lui et, au fond, politisent cet espace-déchet qui, pour eux, met en relation symbolique les luttes du passé et les luttes contemporaines.
Entrepris par Thomas Goumarre en 2024, le travail de collecte de ces messages photographiés a nourri nos premiers échanges, qui ont rapidement embrassé d’autres horizons au fur et à mesure que je découvrais les explorations multiples des crassiers auxquelles se livrait Thomas, bientôt rejoint par Adriano. Les registres précédemment évoqués, celui de la « relique » et / ou celui de la patrimonialisation de surface, sont totalement délaissés dans ces explorations, au profit d’une considération inédite pour les crassiers de la région stéphanoise. Le terme, choisi, de « considération » mérite attention : dans son ouvrage Sidérer, considérer. Migrants en France publié en 2017, Marielle Macé montre combien l’usage du mot « sidérer » dénote un positionnement « au bord », « au bord de notre propre présent, de ses multiplicités et de ce qui nous y requiert ». Alors que considérer, « mot de la perception et de la justice », c’est « faire cas de ». Faire cas du crassier peut sembler étrange… ce sont néanmoins les mots les plus justes que je trouve pour (tenter de) rendre compte de la posture et de la démarche qui sous-tendent la recherche de Thomas et Adriano qui, non seulement multiplie les points de vue sur les crassiers stéphanois, mais les parcourt, les éprouve en les mettant à l’épreuve de « savoirs situés » pour reprendre l’expression de D. Haraway. Son approche des crassiers résiste à la fixation d’un point de vue unique contribuant ainsi à les intégrer pleinement dans la ville, à en faire un élément de la condition urbaine.
Les propositions sont nombreuses : survoler les crassiers, éprouver leur chaleur, comprendre ce qui les constitue, comprendre leurs habitants et le travail du vivant qui s’y déploie, faire cas de leur matérialité, produit du capitalisme extractif et d’autres « ruines » de ce système de production prédateur, etc. Parmi ces propositions – qu’il ne s’agit pas de désarticuler –, celui du sentier des crassiers retient particulièrement mon attention en ce qu’elle engage, en reliant les crassiers, l’arpentage du territoire marqué, entre autres bien sûr, par le système productif minier. Inspirée du sentier de randonnée périurbaine boucle noire déployé à Chaleroi au début des années 2010, le sentier des crassiers imaginée et arpentée par Thomas et Adriano est inspirante à plusieurs titres.
D’abord parce que son tracé fait avec l’existant à une échelle pertinente pour comprendre non seulement la territorialité du système productif minier en région stéphanoise mais aussi les dynamiques historiques et contemporaines de l’urbanisation. Je nourris depuis des années une forme d’insatisfaction quant à l’attribution de la figure de « ville industrielle » à Saint-Etienne… non pas pour la contester mais pour souligner que cette figure escamote des modalités d’organisation et de spatialisation de la production qui relèvent davantage d’une « ville-atelier » et de formes capitalistiques variées. Cette figure de la « ville industrielle » occulte aussi des territorialités industrielles complexes d’échelles diverses, mettant en réseau des espaces productifs plus ou moins proches et au sein desquelles « la ville » de Saint-Etienne ne représente pas une « place » particulièrement stratégique pour les acteurs impliqués. Parcourir le sentier des crassiers permet ainsi de saisir la ville-région et son histoire industrielle en traversant des espaces occupés, délaissés, disponibles, transformés, sacrifiés, en marchant sur des sols dont la configuration et la substance racontent aussi cette trajectoire singulière sans être unique.
Ensuite, parce que ce sentier implique la (re)découverte des crassiers du bassin stéphanois, dans sa partie ouest pour l’instant – vallée de l’Ondaine, plateau du Bessy et de Roche-la-Moière –, bientôt dans sa partie est où, étant donné l’ancienneté de la fin de l’exploitation minière dans le Gier, leur repérage sera sans doute plus délicat. Les crassiers ne sont pas des prétextes au sentier : ils en constituent des « lieux » et non des « points », ils sont des « territoires » habités et non des objets inertes, inscrits dans le décor et figés par la dite fin de l’extraction. Leur histoire, leur constitution, leurs dynamiques géologiques, végétales et faunistiques, leurs significations pour les humains attachés, leurs constitutions polluées et polluantes, en font des lieux de connaissance, de savoirs et de relations sociales pour appuyer, par l’étymologie, la puissance de ce terme. La conception du sentier des crassiers fait ainsi des crassiers – ou plutôt, avec les crassiers – des opérateurs de débat sur la trajectoire de ce territoire et de ses habitants. Ouvrir ce chemin, le parcourir en contribuant à le créer, c’est pouvoir reconsidérer la confiscation des ressources, des corps, des mots, qui a (eu) lieu ici et ailleurs dans le monde dans le contexte du capitalisme industriel, aujourd’hui mondialisé et néolibéralisé, et peut-être construire de nouvelles alliances comme y invite A. Tsing.
Enfin, le sentier des crassiers n’est pas un sentier patrimonial au sens où ce dernier révèlerait de manière définitive et non négociée les choix opérés par « les fils » dans l’héritage des « pères », pour reprendre la définition du patrimoine comme « filiation inversée » formulée par J. Davallon. En parcourant les périphéries plus ou moins urbanisées – le territoire de la commune de Saint-Etienne tel qu’il existe en 1822 est globalement resté en dehors des champs exploités –, c’est aussi d’autres espaces-déchets des systèmes productifs contemporains que les marcheurs et marcheuses vont découvrir, ces espaces et ces activités qui sont indispensables aux modalités de nos existences : les décharges, les centres d’enfouissement et de traitement des déchets ménagers ou industriels, etc. La confrontation avec ces territoires « servants » permet d’ouvrir, encore une fois, questions et réflexions sur la division sociale et économique de l’espace, sur les injustices environnementales et aussi sur l’actualité d’une économie fondée sur l’extraction de la valeur.
Pour toutes ces raisons et parce qu’elle pose la question des attachements et des renoncements, le sentier des Crassiers, expérience d’arpentage inédite en région stéphanoise, me semble une contribution essentielle à la redéfinition des imaginaires urbains et territoriaux de ce territoire et partant à de nouvelles alliances entre ses habitants.
Christelle Morel Journel est maîtresse de conférences en études urbaines au Département d’études politiques et territoriales de l’Université de Saint-Étienne et chercheure à EVS-UJM (UMR CNRS 5 600).
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